Alors qu'il est qu'il est toujours amusant de constater que les partisans du coup d'Etat plus ou moins musclé en France -et qui sont venus soutenir les dernières initiatives américaines- poussent des cris d'orfraie devant les tentatives ukrainiennes, voici le témoignage de syndicalistes ukrainiens, article paru dans Informations Ouvrières n°286 (semaine du 30 janvier au 5 février 2014), qui rejoint bien ma propre analyse.
Que se passe-t-il en Ukraine ?
Que se passe-t-il en Ukraine, où le centre de Kiev est le théâtre de scènes de guerre civile ? Ce 28 janvier, le Premier ministre a démissionné, et la Rada (Parlement) a abrogé les mesures répressives adoptées il y a quelques jours, après deux mois de manifestations qui ont suivi le report de la signature d'un accord d'association avec l'Union Européenne.Nous livrons ici quelques réflexions, en nous appuyant sur des éléments de discussion avec des militants ouvriers de la région (Ukraine et Biélorussie).
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Pourquoi des centaines de milliers d'Ukrainiens manifestent-ils depuis deux mois ?
Un militant ouvrier de Biélorussie, présent à Kiev la semaine dernière nous indique:
" Après le refus du gouvernement Azarov de signer un accord d'association avec l'Union Européenne, à Kiev et dans certaines régions, en particulier la partie centrale et occidentale de l'Ukraine, les manifestations ont commencé, sous le nom d'Euromaïdan. Au cours de ces événements, la violence a été utilisée de part et d'autre.Nous considérons de façon critique le régime existant en Ukraine, qui exprime les intérêts des groupes oligarchiques et est caractérisé par un degré très élevé de corruption.C'est ce pouvoir qui a mis en œuvre, de longue date, des réformes néolibérales, qui a remis en cause les acquis sociaux, plongeant dans la pauvreté une partie du peuple.
Nous partageons donc le juste sentiment d'indignation et de mécontentement du peuple ukrainien vis-à-vis du gouvernement actuel."
Le gouvernement ukrainien était-il opposé à la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne ?
Ce militant poursuit:
"Le régime actuel en Ukraine, hier partisan acharné de cet accord d'association, n'a pas renoncé aujourd'hui à un rapprochement avec le capital international.
Les désaccords au sein de la classe dirigeante en Ukraine ne portent que sur le fait de savoir à quels groupes profitera une remise en cause de la souveraineté nationale de l'Etat.
Une partie a tenté de manœuvrer entre les intérêts des compagnies occidentales et russes, tandis que d'autres se sont comportés comme des compradores nettement orientés vers l'Ouest."
Le régime ukrainien, d'abord chaud partisan de l'accord d'association avec l'Union européenne, s'est donc détourné de cette perspective dès lors qu'un accord avec la Russie, signé le 17 décembre, lui apparaissait plus avantageux. La Russie y a investi 15 milliards de dollars et baissé le prix du gaz russe vendu à l'Ukraine.
Qu'aurait signifié la signature d'un accord d'association avec l'Union européenne pour les travailleurs ?
Vladimir Poutine a eu beau jeu de souligner que les 15 milliards de dollars d'investissement russe ne sont liés "à aucune condition, ni à aucune hausse, ni à aucune baisse, ni au gel des avantages sociaux, des retraites, des bourses ou des dépenses".
Poutine a fait clairement allusion aux conditions posées par le Fonds monétaire international (FMI) en cas de signature d'un accord d'association avec l'Union européenne: un plan d'austérité budgétaire, et une hausse du prix du gaz.
Qui sont ceux qui manifestent à Kiev et dans certaines villes de province ?
Il y a bien entendu des citoyens, issus de ce que les médias appellent les "classes moyennes", qui protestent contre la corruption des oligarques et les lois répressives.Et il y a les forces organisées, par exemple le parti de l'ancien boxeur Vitali Kltschko, Oudar, parti fondé en avril 2010 avec "l'aide" de la Fondation Konrad-Adenauer, liée au parti chrétien-démocrate d'Allemagne (la CDU).Il y a le parti "Svoboda" (Liberté), qui se revendique de l'héritage de l'Organisation des nationalistes ukrainiens (qui, lors de l'invasion de l'URSS en juin 1941, a collaboré avec les nazis).
Nos correspondants indiquent que, fin décembre 2013, "des militants syndicaux qui participaient à "l'Euromaïdan" ont été la cible d'attaques physiques des militants nationalistes. Ainsi à l'appel de la tribune officielle, des nervis ont tabassé trois militants de la Confédération des syndicats libres d'Ukraine (KVPU) tandis que leur tente était lacérée à coupe de couteaux. Et ce n'est pas un cas isolé: les groupes paramilitaires nationalistes font régner la terreur parmi les manifestants".
La presse montre les "Berkouts" (CRS) envoyés par le régime et déplore les manifestants"morts pour l'Europe". Mais, en face, est apparu un groupe ultra violent, "Pravyi Sektor", qui se situe "à droite" de Svoboda.Qui est derrière ce groupe qui, de toute évidence, cherche à provoquer le chaos ?
Les gouvernements français et américain dénoncent "l'ingérence étrangère" de la Russie, qui serait derrière le président Yanoukovitch.
C'est "l'hôpital qui se moque de la charité".Que le pouvoir russe craigne pour ses intérêts et cherche à les défendre ne fait aucun doute. Que dans un pays qui a longtemps été opprimé et partagé entre des grandes puissances étrangères, le sentiment national soit fort et légitime, c'est certains. Mais qui, sur la place centrale de Kiev (le fameux "Maïdan Nezalejosti") a déclaré devant les manifestants, le 15 décembre 2013: "Nous sommes ici pour soutenir une juste cause, le droit souverain de l'Ukraine à décider librement et indépendamment de son destin, qui est de se lier à l'Europe" ?Qui a déclaré à la même tribune: "Nous disons clairement que l'ingérence de la Russie et de M. Poutine est inadmissible" ?
Ce sont les sénateurs des Etats-Unis McCain (républicain) et Murphy (démocrate), venus "soutenir" et promouvoir la signature de l'accord d'association avec l'Union européenne, au nom du gouvernement américain.
Quand des représentants de la principale puissance mondiale viennent, en personne, prêter main forte à des partis d'opposition, ce ne serait pas de "l'ingérence" ?Le 10 décembre 2013, l'un des principaux services secrets américains privés, Strategic Forecasting Inc. (en abrégé Stratfor), surnommé "le cabinet fantôme de la CIA" a publié sur son site internet un rapport sur l'Ukraine, dans lequel on lit:"Le soutien américain aux mouvements de protestation en Ukraine est un moyen de fixer l'attention de la Russie sur sa région et de la détourner de l'offensive contre les Etats-Unis."
On oppose souvent l'Ukraine occidentale, "tournée vers l'Europe", et l'Ukraine orientale, "tournée vers la Russie". Y'a-t-il un risque de dislocation du pays ?
Un risque suffisamment sérieux pour être ouvertement évoqué. Ainsi sur BFMTV: "Cela commance à être connu: un projet de partition de l'Ukraine émerge, ses partisans agissent dans la discretion."
Cela ne serait pas la première fois sur le continent qu'un tel émiettement sous l'égide des grandes puissances aurait lieu (Yougoslavie, Kosovo, etc.).
Cette fois-ci, il s'agit du deuxième paus d'Europe en superficie, peuplé de 45 millions d'habitants...Cela n'irait certainement pas dans l'intérêt du peuple ukrainien, ni d'aucun autre peuple. Comme conclut ce militant biélorusse:
"Une véritable alternative au système oligarchique ne viendra pas d'un espoir illusoire envers un quelconque "gentil sauveur" venu d'Occident ou d'ailleurs, mais seulement de la lutte directe du peuple pour ses droits sociaux."
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Article paru dans Informations Ouvrières n°286 (semaine du 30 janvier au 5 février 2014).