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Discours de Noam Chomsky, Bonn, Allemagne, le 17 juin 2013

Noam Chomsky 2013.jpgDiscours de Noam Chomsky au DW Global Media Forum, Bonn, Allemagne, le 17 juin 2013

Je souhaite commenter des thèmes qui, je le pense, devraient figurer régulièrement à la une des journaux mais qui n’y sont pas – et qui dans beaucoup de cas cruciaux sont à peine évoqués du tout, ou alors sont présentés de façons qui me semblent propres à leurrer les gens, parce qu’ils sont expliqués, presque par réflexe, dans les termes des doctrines des puissants.

Dans ces commentaires je vais me concentrer sur les USA pour plusieurs raisons: un, c’est le pays le plus important en termes de sa puissance et de son influence. Deux, c’est le plus avancé – pas dans son caractère intrinsèque, mais dans le sens où du fait de sa puissance, d’autres sociétés tendent à se mouvoir dans cette direction. La troisième raison, c’est juste que je les connais un peu mieux. Mais je pense que ce que je dis a une portée beaucoup plus générale – du moins autant que je sache, évidemment il y a quelques variantes. Je vais donc me concentrer sur les tendances dans la société états-unienne et ce qu’elles annoncent pour le monde, vue la puissance états-unienne.

La puissance des USA diminue, comme elle l’a fait depuis son apogée en 1945, mais elle reste incomparable. Et elle est dangereuse. La campagne globale et remarquable d’Obama contre le terrorisme et la réaction limitée et pathétique de l’Occident en est un exemple choquant. Et c’est une campagne de terrorisme international – de loin la plus extrême au monde. Ceux qui conservent encore des doutes devraient lire le rapport publié par l’Université de Stanford et l’Université de New York, et en fait je reviendrai à des exemples encore plus sérieux que le terrorisme international.

Selon la doctrine reçue, nous vivons dans des démocraties capitalistes, qui sont le meilleur système possible, malgré quelques imperfections. Il y a eu un débat intéressant au fil des ans sur la relation entre le capitalisme et la démocratie, par exemple, sont-ils même compatibles? Je ne vais pas poursuivre là-dessus parce que je souhaite parler d’un système différent – ce que nous pourrions appeler la "démocratie capitaliste qui existe vraiment"RECD en abrégé, prononcé "wrecked" par accident (jeu de mots: "really existing capitalist democracy", RECD, ou "wrecked", qui veut dire "brisée", "démolie", "naufragée", ndt). Pour commencer, comment comparer RECD à la démocratie? Et bien cela dépend de ce que nous entendons par "démocratie". Il y a plusieurs versions de cela. D’une part, il y a une sorte de version retenue. C’est de la rhétorique emphatique du même genre que celle d’Obama, des discours patriotiques, ce qu’apprennent les enfants à l’école, &c. Dans la version US, c’est le gouvernement "du peuple, pour et avec le peuple". Et c’est plutôt facile de comparer cela à RECD.

Aux USA, l’un des sujets principaux de la science politique académique est l’étude des attitudes et des politiques et de leur corrélation. L’étude des attitudes est relativement facile aux USA: une société lourdement sondée, des sondages plutôt sérieux et précis, et des politiques que vous pouvez voir, et comparer. Et les résultats sont intéressants. Dans le travail qui représente essentiellement l’étalon-or du domaine, il a été conclu qu’à peu près 70% de la population – les 70% du bas de l’échelle des richesses/revenus – ils n’ont aucune influence du tout sur la politique. Ils sont véritablement laissés pour compte. Comme vous montez dans l’échelle des richesses/revenus, vous obtenez un peu plus d’influence sur la politique. Quand vous arrivez en haut, ce qui représente peut-être le dixième d’un pour cent, les gens obtiennent à peu près tout ce qu’ils veulent, c’est-à-dire qu’ils décident de la politique. Donc le terme correct pour çà n’est pas la démocratie; c’est la ploutocratie.

Des enquêtes de ce genre s’avèrent être du matériel dangereux parce qu’elles peuvent en dire trop aux gens sur la nature de la société dans laquelle nous vivons. Et donc malheureusement, le Congrès a interdit leur financement, et nous n’avons donc pas à nous en soucier à l’avenir.

Ces caractéristiques de RECD se révèlent tout le temps. Le thème central aux USA est donc celui des emplois. Les sondages le démontrent très clairement. Pour les très riches et les institutions financières, le thème principal, c’est le déficit. Et qu’en est-il de la politique? Il y a à présent une séquestration aux USA, une grande réduction des financements. Est-ce à cause des emplois ou du déficit? Et bien, du déficit.

En Europe, incidemment, c’est bien pire – tant et si bien que même le Wall Street Journal était horrifié par la disparition de la démocratie en Europe. Ils avaient un article il y a une quinzaine de jours qui concluait que "les Français, les Espagnols, les Irlandais, les Néerlandais, les Portugais, les Grecs, les Slovènes, les Slovaques et les Chypriotes ont voté contre le modèle économique de la monnaie unique à des degrés différents depuis que la crise a commencé il y a trois ans. Pourtant les politiques économiques ont peu changé en réponse à chaque défaite électorale subie à la suite de l’autre. La gauche a remplacé la droite; la droite a sorti la gauche. Même le centre-droite a dérouillé les communistes (à Chypre) – mais les politiques économiques sont essentiellement restées les mêmes: les gouvernements vont continuer à couper dans les dépenses et augmenter les impôts." Ce que pensent les gens importe peu et "les gouvernements nationaux doivent suivre les directives macro-économiques édictées par la Commission Européenne". Les élections sont presque insignifiantes, presque comme dans les pays du Tiers-Monde qui sont dirigés par les institutions financières internationales. C’est ce qu’a décidé de devenir l’Europe. Elle n’y est pas obligée.

Revenant aux USA, où la situation n’est pas tout à fait aussi mauvaise, il y a la même disparité entre l’opinion publique et la politique sur une gamme très large de sujets. Prenez par exemple le sujet du salaire minimum. Une opinion est que le salaire minimum devrait être indexé sur le coût de la vie et assez haut pour empêcher de tomber sous le seuil de pauvreté. 80% du public soutient cela et 40% des riches. Quel est le salaire minimum? En train de descendre, bien en-deçà de ces niveaux. C’est la même chose avec les lois qui facilitent l’action des syndicats; fortement soutenues par le public; recevant l’opposition des très riches – et disparaissant. C’est aussi vrai pour le système de santé national. Les USA, comme vous le savez sans doute, ont un système de santé qui est un scandale international, ils en sont au double du coût par personne en comparaison aux autres pays de l’OCDE et avec des résultats relativement pauvres. Le seul système de santé privatisé, et grosso modo dérégulé. Le public ne l’aime pas. Ils ont réclamé un système national intégré, des options publiques, pendant des années, mais les institutions financières pensent qu’il est très bien, alors il reste: stagnation. En fait, si les USA avaient un système de santé comme d’autres pays développés comparables il n’y aurait pas de déficit. Le fameux déficit serait effacé, ce qui ne compte pas tant que çà de toute façon.

L’un des cas les plus intéressants concerne les impôts. Pendant 35 ans il y a eu des sondages sur ‘que pensez-vous que devraient être les impôts?’ De larges majorités ont soutenu que les corporations et les riches devraient payer plus d’impôts. Ils se sont constamment réduits pendant cette période.

Encore et encore, la politique est toujours l’inverse presque exact de l’opinion publique, ce qui est une propriété typique de RECD.

Dans le passé, les USA ont parfois, un peu sardoniquement, été décrits comme un état à un parti unique: le parti des affaires avec deux factions appelées Démocrates et Républicains. Ceci n’est plus vrai. C’est toujours un pays à parti unique, le parti des affaires. Mais il n’a qu’une seule faction. C’est la faction des Républicains modérés, qui s’appellent aujourd’hui Démocrates. Il n’y a presque pas de Républicains modérés dans ce qui s’appelle le Parti Républicain et presque pas de Démocrates libéraux (note: dans le monde anglophone, les libéraux sont de gauche, ndt) dans ce qui s’appelle le Parti Démocrate [sic]. C’est en gros ce que seraient des Républicains modérés et par analogie, Richard Nixon serait loin à gauche de l’éventail politique aujourd’hui. Eisenhower serait hors de l’orbite terrestre.

Il y a toujours quelque chose qui s’appelle le Parti Républicain, mais il a depuis longtemps abandonné toute prétention à être un parti parlementaire normal. Il est au service, au doigt et à l’œil, des très riches et du secteur corporatiste et a un catéchisme que tout le monde doit chanter à l’unisson, un peu comme l’ancien Parti Communiste. Le fameux commentateur conservateur, l’un des plus respectés – Norman Ornstein – décrit le Parti Républicain d’aujourd’hui comme, en ses termes, "une insurrection radicale – idéologiquement extrême, dédaigneuse des faits et du compromis, rejetant son opposition politique" – une sérieuse menace à la société, comme il le souligne.

Bref, RECD est très éloignée de la rhétorique emphatique à propos de la démocratie. Mais il existe une autre version de la démocratie. En réalité il s’agit de la doctrine de base de la théorie démocratique libérale contemporaine. Je vais donc vous donner des citations illustratives de la part de personnages éminents – incidemment pas des personnages de la droite. Ce sont tous des libéraux à la Woodrow Wilson-FDR-Kenndy, des figures consensuelles, en fait. Donc selon cette version de la démocratie, "le public est fait d’étrangers ignorants et importuns. Ils doivent être mis à leur place. Les décisions doivent être entre les mains d’une minorité intelligente d’hommes responsables, qui doivent être protégés du piétinement et de la clameur du troupeau abruti". Le troupeau a une fonction, il se trouve. Il est attendu d’eux qu’ils portent leur poids une fois toutes les quelques années, à un choix entre les hommes responsables. Mais à part cela, leur fonction est d’être des "spectateurs, pas des participants à l’action" – et c’est pour leur propre bien. Parce que comme l’avait souligné le fondateur de la science politique progressiste, nous ne devrions pas succomber à des "dogmatismes démocratiques sur les gens étant les meilleurs juges de leurs propres intérêts". Ils ne le sont pas. Nous sommes les meilleurs juges, et il serait donc irresponsable de les laisser prendre des décisions tout comme il serait irresponsable de laisser un enfant de trois ans courir en pleine rue. Les attitudes et les opinions ont donc besoin d’être contrôlées pour le bénéfice de ceux que vous contrôlez. Il est nécessaire de "régenter leurs esprits". Il est aussi nécessaire de discipliner les institutions responsables de "l’endoctrinement de la jeunesse." Toutes des citations, au fait. Et si nous pouvons accomplir cela, nous pourrions revenir aux bons vieux jours où "Truman avait été capable de gouverner le pays avec la collaboration d’un nombre assez réduit d’avocats et de banquiers de Wall Street." Tout ceci provient d’icônes de l’establishment libéral, les théoriciens en pointe de la démocratie progressiste. Certains d’entre vous reconnaîtront peut-être certaines des citations.

Les racines de ces attitudes remontent plutôt loin. Elles remontent aux premiers soubresauts de la démocratie moderne. Les premiers survinrent en Angleterre au 17è siècle. Comme vous savez, plus tard aux USA. Et elles persistent de façon fondamentale. La première révolution démocratique fut l’Angleterre des années 1640. Il y a eu une guerre civile entre le roi et le parlement. Mais la noblesse, les gens qui s’appelaient eux-mêmes "les hommes de meilleure qualité", étaient horrifiés par les forces populaires en plein essor qui commençaient à faire leur apparition dans l’arène publique. Ils ne voulaient soutenir ni le roi ni le parlement. Citez leurs pamphlets, ils ne voulaient pas être dirigés par des "chevaliers et des gentilshommes, qui ne font que nous oppresser, mais nous voulons être gouvernés par des compatriotes tels que nous-mêmes, qui connaissons les maux du peuple". Voilà une chose assez terrifiante à considérer. Maintenant, la populace a été une chose assez terrifiante à voir depuis. En réalité elle l’était déjà depuis longtemps auparavant. Elle l’est restée un siècle après la révolution démocratique britannique. Les fondateurs de la la république états-unienne avaient à peu près la même opinion de la populace. Ils ont donc déterminé que "le pouvoir doit être entre les mains de la richesse de la nation, le lot d’hommes plus responsables. Ceux qui ont de la sympathie pour les propriétaires et pour leurs droits", et bien sûr pour les propriétaires d’esclaves à l’époque. En général, les hommes qui comprennent qu’une tâche fondamentale du gouvernement est "de protéger la minorité opulente de la majorité". Ce sont des citations de James Madison, l’encadrant principal – ceci était dans la Convention Constitutionnelle, qui est beaucoup plus révélatrice que les Papiers Fédéralistes que lisent les gens. Les Papiers Fédéralistes étaient tout simplement un effort de propagande pour tenter de faire que le public soit d’accord avec le système. Mais les débats dans la Convention Constitutionnelle sont beaucoup plus révélateurs. Et en fait le système constitutionnel a été créé sur ces bases. Je n’ai pas le temps d’entrer dans le détail, mais il adhérait globalement au principe qui a été énoncé simplement par John Jay, le président du Congrès Continental, puis tout premier Premier Président de la Cour Suprême, et comme il le disait, "ceux à qui appartiennent le pays devraient le gouverner". Ceci est la doctrine centrale de RECD jusqu’à aujourd’hui.

Il y a eu beaucoup de combats populaires depuis – et ils ont gagné beaucoup de victoires. Les maîtres, par contre, ne relâchent rien. Le plus il y a de liberté qui est gagnée, plus intenses deviennent les efforts pour réorienter la société vers une trajectoire plus appropriée. Et la théorie démocratique progressiste du 20è siècle que je viens d’échantillonner n’est pas très différente de la RECD qui a été accomplie, hormis pour la question de: quels hommes responsables devraient régner? Cela devrait-il être les banquiers ou les élites intellectuelles? Ou à ce propos cela devrait-il être le Comité Central dans une version différente de doctrines similaires?

Et bien, un autre aspect important de RECD est que le public doit être maintenu dans l’ignorance de ce qui est en train de lui arriver. Le "troupeau" doit rester "abruti". Les raisons en ont été expliquées de façon lucide par le professeur en science des gouvernements de Harvard – c’est le titre officiel – une autre figure libérale respectée, Samuel Huntington. Comme il l’a souligné, "le pouvoir reste fort tant qu’il reste dans l’ombre. Exposé à la lumière, il commence à s’évaporer". Bradley Manning est face au reste de sa vie en prison pour ne pas avoir compris ce principe scientifique. Et maintenant Edward Snowden aussi. Et cela marche plutôt bien. Si vous regardez les sondages, ils révèlent combien cela marche bien. Donc par exemple, des sondages récents révèlent de façon assez constante que les Républicains sont préférés aux Démocrates sur la plupart des sujets et surtout sur les sujets où le public est opposé aux politiques des Républicains et favorable aux politiques des Démocrates. Un exemple frappant de ceci est que les majorités disent qu’ils préfèrent les Républicains sur la politique fiscale, alors que les mêmes majorités s’opposent à ces politiques. Ceci est constant dans tout le spectre politique. C’est même vrai de la droite extrême, du genre Tea Party. Ceci s’accompagne d’un niveau étourdissant de mépris envers le gouvernement. Les opinions favorables sur le Congrès se comptent littéralement dans les unités. Pareil pour le reste du gouvernement. Tout cela décline rapidement.

De tels résultats, qui sont assez constants, illustrent une démoralisation du public d’un genre inhabituel, bien qu’il y ait des exemples – la République de Weimar finissante vient à l’esprit. La tâche de s’assurer que la populace reste attelée à sa fonction comme spectatrice abrutie prend beaucoup de formes. La forme la plus simple est simplement de restreindre l’accès au système politique. L’Iran vient d’avoir des élections, comme vous le savez. Et elles ont été critiquées avec justesse du fait que même pour y participer, vous deviez être avalisé(e) par le conseil clérical des gardiens. Aux USA, Vous n’avez pas besoin d’être avalisé(e) par des religieux, mais vous avez plutôt besoin d’être avalisé(e) par des concentrations de capitaux privés. Si vous ne passez pas leur filtre, vous n’entrez pas dans le système politique – à de très rares exceptions près.

Il y a beaucoup de mécanismes, trop rabattus à passer en revue, mais cela ne suffit pas non plus. Il y a des institutions majeures qui sont spécifiquement vouées à miner l’authentique démocratie. L’une d’entre elles s’appelle l’industrie des relations publiques. Une énorme industrie, elle a en fait été développée sur le principe qu’il est nécessaire de régenter les esprits humains, un peu comme une armée discipline ses soldats – je citais en fait l’une de ses éminentes figures, plus tôt.

Le rôle de l’industrie des relations publiques est explicitement de miner la version de l’écolier de la démocratie. Ce que vous apprenez à l’école, c’est que les démocraties reposent sur des électeurs renseignés faisant des choix rationnels. Tout ce que vous avez à faire est de jeter un œil à une campagne gérée par l’industrie des relations publiques pour voir que l’objectif y est de créer des électeurs non-renseignés qui feront des choix irrationnels. Pour l’industrie des relations publiques il s’agit d’une transition très facile depuis leur fonction originelle. Leur fonction originelle concerne la publicité commerciale. La publicité commerciale est conçue pour miner les marchés. Si vous avez pris un cours d’économie vous avez appris que les marchés reposent sur des consommateurs renseignés faisant des choix rationnels. Si vous allumez la TV, vous voyez que les pubs sont conçues pour créer des consommateurs irrationnels et non-renseignés faisant des choix irraisonnés. Tout l’objectif est de miner les marchés dans un sens technique.

Il s’avère qu’ils en sont bien conscients. Alors par exemple, après l’élection d’Obama en 2008, quelques deux mois après l’industrie de la publicité a eu sa conférence annuelle. Chaque année ils accordent un prix à la meilleure campagne de marketing de l’année. Cette année-là ils l’ont accordé à Obama. Il a battu Apple Inc., a fait un encore meilleur boulot pour tromper le public – ou c’est ce qu’ont fait ses agents de relations publiques. Si vous voulez en entendre un peu, allumez la TV aujourd’hui et écoutez la rhétorique emphatique du sommet du G-8 à Belfast. C’est la norme.

Il y a eu un commentaire intéressant là-dessus dans la presse des affaires, principalement le Financial Times de Londres, qui avait un long article, interviewant des cadres supérieurs sur ce qu’ils pensaient des élections. Et ils étaient plutôt euphoriques à ce sujet. Ils ont dit que cela leur fournissait un nouveau modèle pour tromper le public. Le modèle Obama pourrait remplacer le modèle Reagan, qui a bien fonctionné pendant quelque temps.

Nous tournant vers l’économie, le cœur de l’économie aujourd’hui ce sont les institutions financières. Elles se sont amplement agrandies depuis les années 1970, en parallèle avec un autre développement – le déplacement accéléré de la production à l’étranger. Il y a aussi eu des changements essentiels dans le caractère des institutions financières.

Si vous remontez aux années 1960, les banques étaient les banques. SI vous aviez de l’argent, vous le placiez à la banque pour le prêter à quelqu’un pour acheter une maison ou démarrer une entreprise, ou autre. Il s’agit désormais d’un aspect très marginal des institutions financières aujourd’hui. Elles sont surtout dévolues à des manipulations compliquées et exotiques avec les marchés. Et elles sont énormes. Aux USA, les institutions financières, surtout les grandes banques, détenaient 40% des bénéfices du secteur corporatiste en 2007. C’était à la veille de la crise financière, de laquelle ils étaient grandement responsables. Après la crise, nombre d’économistes professionnels – le lauréat du prix Nobel Robert Solow, Benjamin Friedman de Harvard – ont écrit des articles où ils ont souligné que les économistes n’ont pas beaucoup étudié l’impact des institutions financières sur l’économie. Ce qui est plutôt remarquable, étant donné son étendue. Mais, après la crise ils ont regardé et ils ont tous les deux conclu qu’il est probable que l’impact des institutions financières sur l’économie soit négatif. En fait il y en a qui s’expriment plus bruyamment. Le correspondant financier le plus respecté du monde anglophone est Martin Wolf du Financial Times. Il écrit que le "secteur financier hors de contrôle est en train de dévorer l’économie de marché moderne de l’intérieur, tout comme la larve de la guêpe-araignée mange son hôte de l’intérieur, dans lequel elle a été pondue". Par "économie de marché", il entend l’économie productiviste.

Il y a une parution récente du grand hebdomadaire des affaires, Bloomberg Business Week, qui a rapporté une étude du FMI ayant trouvé que les plus grandes banques ne font aucun bénéfice. Ce qu’elles gagnent, selon l’analyse du FMI, trouve sa source dans la politique d’assurance du gouvernement, la soit disant politique "trop gros pour couler" ("too big to fail", ndt). Il y a un sauvetage largement publicisé, mais c’est la moindre part. Il y a toute une série d’autres mécanismes par lesquels la politique d’assurance du gouvernement aide les grandes banques: des crédits à faible taux et beaucoup d’autres choses. Et selon le FMI au moins, c’est là le total de leurs bénéfices. Les éditeurs du journal disent que ceci est crucial pour comprendre pourquoi les grandes banques représentent une si grande menace à l’économie mondiale – et à la population du pays, bien sûr.

Après que la crise ait survenu, il y a eu la première attention sérieuse portée par des économistes professionnels à ce qui s’appelle le risque systémique. Ils savaient que ça existait mais ce n’était pas vraiment un domaine d’investigation. Le ‘risque systémique’ veut dire que si une transaction échoue, l’ensemble du système est en mesure de s’effondrer. C’est ce qui s’appelle une externalité en théorie économique. C’est une note en bas de page. Et c’est l’une des failles fondamentales des systèmes de marché, une faille inhérente et bien connue, ce sont les externalités. Toute transaction a un impact sur les autres qui ne sont tout simplement pas prises en compte dans une transaction sur le marché. Le risque systémique en est un gros. Et il y a des illustrations beaucoup plus sérieuses que cela. J’y reviendrai.

Et pour l’économie productiviste de RECD? Il y a un mantra ici aussi. Le mantra est basé sur l’initiative entrepreneuriale et le choix du consommateur dans un marché libre. Il y a des accords établis qui sont nommés accords de libre échange, qui reposent sur le mantra. Tout cela, c’est de la mythologie.

La réalité est qu’il y a une intervention massive des états dans l’économie productiviste et que les accords de libre échange sont tout sauf des accords de libre échange. Ceci devrait être évident. Juste pour prendre un exemple: la révolution de la technologie de l’information (IT), qui propulse l’économie, qui a été basée sur des décennies de travail dans ce qui est effectivement le secteur public – un travail dur, coûteux, créatif principalement dans le secteur public, aucun choix des consommateurs du tout, il y a eu des initiatives entrepreneuriales mais grandement limitées à l’obtention de bourses gouvernementales ou de perfusions ou de subventions. Sauf pour quelques économistes, c’est sous-estimé mais un facteur très important des bénéfices corporatistes. Si vous ne parvenez pas à vendre quelque chose, donnez-le au gouvernement. Ils vont l’acheter.

Après une longue période – des décennies, en fait – de travail acharné et créatif, la recherche et le développement de départ, les résultats sont transmis à l’entrepreneuriat privé pour la commercialisation et le profit. Voilà Steve Jobs et Bill Gates &c. Ce n’est pas aussi simple évidemment. Mais c’est un élément central du décor. Le système remonte loin aux débuts des économies industrielles, mais il est vrai de façon dramatique depuis la Seconde Guerre Mondiale que ceci devrait être au cœur de l’étude de l’économie productiviste.

Un autre aspect central de RECD est la concentration du capital. Au cours des seules 20 dernières années aux USA, la part de bénéfices des 200 plus grosses entreprises a considérablement augmenté, sensiblement par l’impact de l’Internet, apparemment. Ces tendances vers l’oligopole minent aussi le mantra, bien sûr. Des thèmes intéressants mais que je ne vais pas explorer davantage.

À la place, je souhaite me tourner vers une autre question. Quelles sont les perspectives d’avenir sous le régime de RECD? Il y a une réponse. Elles sont plutôt sombres. Ce n’est pas un secret qu’il y a nombre d’ombres menaçantes qui hantent chaque thème que nous abordons et il y en a deux qui sont particulièrement menaçantes, je vais donc les garder, bien qu’il y en ait d’autres. L’une est la catastrophe environnementale. L’autre est la guerre nucléaire. Les deux menacent bien entendu les perspectives d’une survie décente et pas dans un avenir lointain.

Je ne dirai pas grand-chose sur la première, la catastrophe environnementale. Cela devrait être évident. L’importance du danger devrait certainement être évidente à quiconque ayant les yeux ouverts, quiconque est éduqué, en particulier ceux qui lisent les parutions scientifiques. Chaque numéro d’un journal technique contient presque des avertissements plus alarmants que le précédent.

Il y a des réactions variables à ceci à travers le monde. Il y a ceux qui cherchent à agir de manière décisive pour éviter une catastrophe possible. À l’autre extrême, des efforts majeurs sont en cours pour accélérer le danger. En tête de l’effort pour intensifier le danger probable est le pays le plus riche et le plus puissant de l’histoire mondiale, doté d’avantages incomparables et l’exemple le plus pro-éminent de RECD – celui vers lequel les autres aspirent.

En tête des efforts pour préserver les conditions dans lesquelles nos descendants peuvent avoir une vie décente, sont les soit disant sociétés "primitives": les Premières Nations au Canada, les sociétés aborigènes en Australie, les sociétés tribales et d’autres comme elles. Les nations qui ont en leur sein de larges et puissantes populations indigènes sont bien en avance dans l’effort pour "défendre la Terre". C’est leur phrase. Les pays qui ont poussé les populations indigènes à l’extinction ou à l’extrême marginalisation courent avec enthousiasme vers la destruction. Ceci est l’un des éléments majeurs de l’histoire contemporaine. L’une de ces choses qui devraient être en première page des journaux. Prenez donc l’Équateur, qui a une grande population indigène. Il recherche de l’aide de la part des pays riches pour l’aider à conserver ses vastes réserves d’hydrocarbures sous terre, ce qui est là où elles ont à être. Et pendant ce temps-là, les USA et le Canada sont en train de chercher à brûler chaque goutte disponible de combustible fossile, y compris la sorte la plus dangereuse – les sables bitumineux canadiens – et de le faire aussi vite et complètement que possible – sans le moindre regard de côté pour voir à quoi le monde pourrait ressembler après cet extravagant engagement à l’auto-destruction. En fait, chaque exemplaire des journaux quotidiens suffit à illustrer cette insanité. Et insanité est le mot approprié pour la chose. C’est exactement l’inverse de ce que la raison demanderait, à moins que ce ne soit le raisonnement bancal de RECD.

Et bien, il y a eu des campagnes massives des corporations pour implanter et sauvegarder l’insanité. Mais malgré elles, il y a toujours un réel problème dans la société états-unienne. Le public est toujours trop soumis au raisonnement scientifique. L’une des nombreuses divergences entre la politique et l’opinion est que le public états-unien est proche de la norme globale dans sa préoccupation pour l’environnement et dans l’appel aux actions pour prévenir la catastrophe et là c’est d’un niveau assez haut. Pendant ce temps, la politique bi-partisane se dédie à ‘provoquer l’événement’, selon une phrase qui a rendu George W. Bush célèbre dans l’affaire de l’Irak. Heureusement, le secteur corporatiste arrive à la rescousse pour s’occuper de ce problème. Il y a une organisation financée par ce secteur – l’American Legislative Exchange Council (ALEC – Conseil US des Échanges Législatifs, ndt). Il conçoit la législation pour les états de l’Union. Pas besoin de commenter le genre de législation. Ils ont beaucoup de poids et d’argent derrière eux. Les programmes tendent donc à être mis en place. En ce moment ils sont en train d’essayer d’instituer un nouveau programme afin d’essayer d’outrepasser le raisonnement excessif du public. C’est un programme d’instructions pour le K-12 (classes de la maternelle à la fin du secondaire dans les écoles). Sa promotion dit que l’idée est d’améliorer les facultés de discernement – j’y serais à coup sûr favorable – par un enseignement équilibré. ‘Enseignement équilibré’ veut dire que si une classe de 5è apprenait quelque chose à propos de ce qui arrive au climat, il faudrait qu’ils soient présentés avec du matériel sur le déni du changement climatique afin qu’ils aient un enseignement équilibré et puissent développer leurs facultés de discernement. Peut-être ceci aidera-t-il à dépasser l’échec des énormes campagnes corporatistes de propagande à rendre la population ignorante et suffisamment irrationnelle pour préserver les bénéfices à court terme des riches. C’est défini comme l’objectif et plusieurs états l’ont déjà accepté.

Et bien, cela vaut le coup de s’en souvenir, sans s’y attarder que ce sont des propriétés institutionnelles profondément installées de RECD. Elles ne sont pas faciles à déraciner. Tout ceci est à part de la nécessité institutionnelle de maximiser le bénéfice à court terme tout en ignorant une externalité qui est beaucoup plus sérieuse que le risque systémique lui-même. Pour le risque systémique, l’échec du marché – les coupables – peuvent courir vers l’état nourricier puissant qu’ils parrainent en faisant la manche et ils seront secourus, comme nous venons encore de le voir et le verrons à l’avenir. Dans le cas de la destruction de l’environnement, les conditions pour une existence décente, il n’y a pas d’ange gardien aux alentours – personne vers qui courir en faisant la manche. Pour cette seule raison, les perspectives de survie décente sous RECD sont assez glauques.

Tournons-nous vers une autre ombre: la guerre nucléaire. C’est une menace qui est avec nous depuis 70 ans. Elle est toujours présente. De certaines façons elle augmente. L’une des raisons à cela est que sous RECD, les droits et besoins de la population en général sont un sujet d’importance mineure. Ceci s’étend à la sécurité. Il y a un autre mantra qui prévaut, particulièrement dans les professions académiques, affirmant que les gouvernements cherchent à protéger la sécurité nationale. Quiconque a étudié la théorie des relations internationales l’a déjà entendu. C’est pour la plus grande part de la mythologie. Les gouvernements cherchent à accroître le pouvoir et la domination et à en faire bénéficier leurs principaux membres constitutifs domestiques – aux USA, essentiellement le secteur corporatiste. La conséquence en est que la sécurité n’a pas une haute priorité. Nous le voyons tout le temps. En ce moment-même en fait. Prenez disons l’opération d’Obama pour assassiner Oussama ben Laden, suspect principal pour les attaques du 11 septembre. Obama a livré un discours important sur la sécurité nationale ce 23 mai dernier. Il a été largement commenté. Il y avait un paragraphe essentiel qui a été ignoré dans ces commentaires. Obama louait l’opération, y prenait de la fierté – une opération qui incidemment est un pas de plus vers le démantèlement des fondations de la loi anglo-saxonne, jusqu’à la Magna Carta, nommément la présomption d’innocence. Mais c’est maintenant si familier, qu’il ne vaut même pas la peine d’en parler. Mais il y a davantage. Obama a bien loué l’opération mais il a ajouté qu’elle ne "pouvait pas être la norme". La raison pour cela est que "les risques étaient immenses". Les SEALs de la Navy qui ont mené l’assassinat auraient pu être enferrés dans une fusillade prolongée, mais même si par chance cela ne s’est pas produit, "le coût à notre relation avec le Pakistan – et le retour d’opinion du public pakistanais sur l’empiètement de leur territoire", l’agression en d’autres termes, "était si grave que c’est seulement maintenant que nous sommes en train de reconstruire ce partenariat important".

C’est plus que cela. Ajoutons un ou deux détails. Les SEALs avaient comme ordre de se battre s’ils étaient appréhendés. Ils n’auraient pas été laissés à leur sort s’ils avaient été, selon les mots d’Obama, "enferrés dans une fusillade prolongée". Toute la force militaire US aurait été employée pour les extraire. Le Pakistan a une armée puissante. Elle est bien entraînée, hautement protectrice de la souveraineté nationale. Bien entendu, elle dispose d’armes nucléaires. Et les plus éminents spécialistes pakistanais en politique nucléaire et sujets affiliés sont très préoccupés de l’exposition du système d’armement nucléaire à des éléments djihadistes. Il aurait pu y avoir une escalade vers une guerre nucléaire. Et en réalité il ne s’en est pas fallu de beaucoup. Pendant que les SEALs étaient encore dans le complexe de ben Laden, le chef d’état-major pakistanais, le Général Kayani, était informé de l’invasion et avait ordonné à son état-major en ses termes de "confronter tout aéronef non-identifié". Il présumait qu’il venait probablement d’Inde. Pendant ce temps-là à Kaboul, le Général David Petraeus, le chef de CENTCOM, a ordonné aux "avions de guerre US de répliquer si les Pakistanais prenaient l’envol avec leur aviation militaire". Nous en étions aussi proches. Revenant à Obama, "par chance" cela n’est pas arrivé. Mais le risque a été confronté sans inquiétude particulière, sans même en mentionner l’occurrence.

Il y a beaucoup plus à dire de l’opération et de son coût immense pour le Pakistan, mais regardons plutôt de plus près l’attention portée à la sécurité en général. En commençant avec la sécurité face au terrorisme, et en nous tournant ensuite vers la question beaucoup plus importante de la sécurité face à la destruction instantanée par des armes nucléaires.

Comme je l’ai déjà mentionné, Obama conduit actuellement la plus grande campagne anti-terroriste internationale du monde – les drones et la campagne des forces spéciales. C’est aussi une campagne génératrice de terreur. Le point de vue commun au plus haut niveau [est] que ces actes génèrent des terroristes potentiels. Je citerai le Général Stanley McChrystal, le prédécesseur de Petraeus. Il dit que "pour chaque personne innocente que vous tuez", et il y en a beaucoup, "vous créez dix nouveaux ennemis".

Prenez les attaques à la bombe du marathon de Boston il y a quelques mois, à propos desquelles vous avez tous lu. Vous n’avez probablement pas lu au sujet du fait que deux jours après l’attaque du marathon il y a eu un bombardement par drone interposé au Yémen. D’habitude nous n’entendons pas beaucoup parler des bombardements par drones. Ils sont exécutés – juste des opérations terroristes de base qui n’intéressent pas les médias parce que nous ne sommes pas intéressés par le terrorisme international tant que les victimes, c’est quelqu’un d’autre. Mais nous avons entendu parler de celle-là, par accident. Il y avait un jeune homme venant du village qui a été attaqué qui est allé aux USA et il se trouve qu’il a témoigné devant le Congrès. Il a témoigné là-dessus. Il a dit que pendant des années, les éléments djihadistes au Yémen avaient essayé de les tourner contre les États-Uniens, de les faire haïr les États-Uniens. Mais les villageois ont refusé parce que la seule chose qu’ils savaient des États-Unis était ce qu’il leur disait lui-même. Et il aimait les États-Unis. Donc il leur disait que c’est un endroit formidable. Et donc les efforts djihadistes ont échoué. Ensuite il a dit qu’une attaque de drones a transformé le village entier en des gens qui détestent les USA et qui veulent les détruire. Ils ont tué un homme que tout le monde connaissait et qu’ils auraient facilement pu appréhender s’ils l’avaient voulu. Mais dans nos campagnes internationales contre le terrorisme nous ne nous inquiétons pas de cela et nous ne nous inquiétons pas de la sécurité.

L’un des exemples frappants a été l’invasion de l’Irak. Les agences de renseignements états-unienne et britannique ont informé leurs gouvernements que l’invasion de l’Irak allait probablement mener à une augmentation du terrorisme. Ils s’en fichaient. Et en fait, c’est ce qui s’est passé. Le terrorisme a été multiplié par sept dans l’année qui a suivi l’invasion de l’Irak, selon les statistiques gouvernementales. En ce moment le gouvernement prend la défense de l’opération massive de surveillance. Voilà qui fait les gros titres. La défense repose sur l’argument que nous devons le faire pour appréhender les terroristes.

S’il y avait une presse libre – une authentique presse libre – les unes des journaux ridiculiseraient cette affirmation sur la base que la politique est conçue de telle façon qu’elle amplifie le risque terroriste. Mais vous ne pouvez pas trouver cela, ce qui est l’une des innombrables indications de combien nous sommes loin d’avoir quoi que ce soit qui ressemble à une presse libre.

Tournons-nous vers le problème plus important: la destruction instantanée par des armes nucléaires. Ceci n’a jamais été une grande préoccupation pour les autorités étatiques. Il y a beaucoup d’exemples saisissants. En fait, nous en savons beaucoup parce que les USA sont une société inhabituellement libre et ouverte et il y a beaucoup de documents internes qui sont déclassifiés. Nous pouvons donc savoir ce qu’il en est si nous le voulons.

Retournons en 1950. En 1950, la sécurité états-unienne était simplement impressionnante. Il n’y avait jamais eu quelque chose de comparable dans l’histoire humaine. Il y avait un danger potentiel: les ICBMs (missiles balistiques inter-continentaux, ndt) armés de têtes thermonucléaires. Ils n’existaient pas, mais ils allaient exister un jour ou l’autre. Les Russes savaient qu’ils étaient largement en retard en technologie militaire. Ils ont proposé aux USA un traité pour interdire le développement des ICBMs armés de têtes thermonucléaires. Cela aurait été une excellente contribution à la sécurité états-unienne. Il y a une histoire de la politique des armements nucléaires majeure qui a été écrite par McGeorge Bundy, Conseiller à la Sécurité Nationale pour Kennedy et Johnson. Dans son ouvrage il a quelques phrases un peu désinvoltes à ce sujet. Il a dit qu’il n’avait pas pu trouver ne serait-ce qu’un seul mémo interne parlant de la question. Voici une opportunité de sauver le pays du désastre total et il n’y avait même pas de mémo interne qui en parlait. Personne ne s’en souciait. Oublions cela, passons aux choses importantes.

Deux ans plus tard, en 1952, Staline fit une offre publique, qui était assez remarquable, pour permettre la réunification de l’Allemagne avec des élections libres supervisées au niveau international, dans laquelle les communistes perdraient certainement, à une condition – que l’Allemagne soit démilitarisée. C’est là un sujet très important pour les Russes. L’Allemagne à elle toute seule les avait plusieurs fois presque détruits au cours du siècle. L’Allemagne militarisée et faisant partie d’une alliance occidentale hostile est une menace majeure. Telle était l’offre.

L’offre était publique. Elle aurait bien sûr mené à la fin de la raison officielle pour l’existence de l’OTAN. Elle fut rejetée avec dérision. Cela ne pouvait pas être vrai. Il y a eu quelques personnes qui l’ont prise au sérieux – James Warburg, un commentateur international respecté, mais il fut simplement dénigré et ridiculisé. Aujourd’hui, les intellectuels y regardent à nouveau, surtout avec les archives russes qui se libèrent. Et ils découvrent qu’en fait, apparemment c’était sérieux. Mais personne ne pouvait y porter suffisamment d’attention parce que cela ne s’accordait pas avec les impératifs politiques – la production massive de menace de guerre.

Avançons de quelques années à la fin des années ’50, quand Krouchtchev a pris le pouvoir. Il s’est rendu compte que la Russie était loin derrière économiquement parlant, et qu’elle ne pouvait pas rivaliser avec les USA en technologie militaire en espérant poursuivre un développement économique, qu’il espérait accomplir. Il proposa donc une réduction mutuelle des armements offensifs. L’administration Eisenhower la rejeta plus ou moins. L’administration Kennedy écouta. Ils prirent l’éventualité en considération puis la rejetèrent. Krouchtchev en vint à introduire une réduction drastique et unilatérale des armements offensifs. L’administration Kennedy en prit note et décida d’augmenter la capacité militaire offensive – pas seulement la rejeter, l’augmenter. Elle était déjà loin devant.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Krouchtchev implanta des missiles à Cuba en 1962 pour essayer de rétablir quelque peu l’équilibre. Ceci mena à ce que l’historien Arthur Schlesinger – le conseiller de Kennedy – appela "le moment le plus dangereux de l’histoire" – la crise des missiles de Cuba. Du terrorisme de masse. C’est le genre de terrorisme dont l’Occident n’a cure parce que quelqu’un d’autre est la victime. Ce n’est donc pas rapporté, mais c’était à grande échelle. De plus, l’opération de terreur – qui s’appelait Operation Mongoose – avait un plan. Elle devait culminer avec une invasion en octobre 1962. Les Russes et les Cubains n’en ont peut-être pas connu tous les détails, mais il est probable qu’ils savaient au moins cela. C’était une autre raison pour l’implantation de missiles défensifs à Cuba.

Suivirent alors les semaines très tendues que vous connaissez. Elles connurent leur apogée le 26 octobre. Ce jour-là, des B-52 armés d’armes nucléaires étaient prêtes à attaquer Moscou. Les instructions militaires permettaient aux équipages de déclencher la guerre nucléaire sans contrôle central. C’était le commandement décentralisé. Kennedy lui-même penchait vers l’action militaire pour éliminer les missiles de Cuba. Sa propre estimation subjective de la probabilité de guerre nucléaire se tenait entre une sur trois et une sur deux. Cela aurait essentiellement dévasté tout l’hémisphère nord, selon le Président Eisenhower.

À ce moment-là, le 26 octobre, la lettre parvint de Krouchtchev à Kennedy offrant une issue à la crise. Comment? Par le retrait des missiles russes de Cuba en échange du retrait des missiles US de Turquie. Kennedy, en réalité, ne savait même pas qu’il y avait des missiles en Turquie. Mais il en fut informé par ses conseillers. L’une des raisons pour lesquelles il ne savait pas est qu’ils étaient obsolètes et en cours de retrait de toute façon. Ils se faisaient remplacer par des sous-marins Polaris invulnérables et beaucoup plus dangereux. Donc voici quelle était l’offre: les Russes retirent leurs missiles de Cuba; les USA retirent publiquement leurs missiles obsolètes qu’ils retiraient déjà de Turquie, qui bien sûr étaient une menace beaucoup plus grande envers la Russie que ne l’étaient les missiles à Cuba.

Kennedy a refusé. C’est probablement la décision la plus horrible de l’histoire humaine, à mon avis. Il prenait un risque énorme de détruire le monde afin d’établir un principe: ce principe est que nous avons le droit de menacer qui nous voulons de destruction comme nous le voulons, mais que c’est un droit unilatéral. Et personne ne peut nous menacer, même essayer d’empêcher une invasion prévue. Pire encore est la leçon qui en est restée – que Kennedy est loué pour son courage calme sous la pression. C’est la version consensuelle aujourd’hui.

Les menaces se sont poursuivies. Dix ans plus tard, Henry Kissinger a sonné une alerte nucléaire. 1973. L’objectif était d’avertir les Russes de ne pas intervenir dans le conflit israélo-arabe. Ce qui s’est passé est que la Russie et les USA s’étaient mis d’accord pour instaurer un cessez-le-feu. Mais Kissinger avait informé Israël en privé qu’ils n’étaient pas obligés d’y faire attention; ils pouvaient continuer. Kissinger ne voulait pas que les Russes interfèrent, donc il a sonné l’alerte nucléaire.

Avançant de dix ans, Ronald Reagan est au pouvoir. Son administration décida de sonder les défenses russes en simulant des attaques aériennes et navales – des attaques aériennes à l’intérieur de la Russie et des attaques navales à ses frontières. Naturellement ceci alarma considérablement la Russie, qui à l’instar des USA était assez vulnérable et avait plusieurs fois été envahie et quasiment annihilée. Cela mena à la grande crainte de guerre de 1983. Nous avons des archives récemment déclassifiées qui nous disent combien c’était un instant dangereux – bien plus dangereux que ce que les historiens avaient imaginé. Il y a une étude actuelle de la CIA qui vient de sortir. Elle est intitulée "La Crainte de Guerre Était pour de Vrai". C’était presque la guerre nucléaire. Elle conclut que les services de renseignements US avaient sous-estimé la menace d’une frappe pré-emptive nucléaire russe, de crainte que les USA ne soient en train de les attaquer. Le plus récent numéro duJournal of Strategic Studies (Journal des Études Stratégiques, ndt) – l’une des publications les plus réputées – écrit que cet épisode est presque devenu le prélude à une frappe nucléaire pré-emptive. Et cela continue. Je ne vais pas passer par les détails, mais l’assassinat de ben Laden en est un exemple récent.

Il y a maintenant trois nouvelles menaces (...)

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